FORCES

Le défi de rassembler une mosaïque aux mille facettes

Gordon Mace
Professeur de science politique
Université Laval

L'auteur est professeur titulaire au département de science politique de l'Université Laval. Il est également professeur à l'Institut québécois des hautes études internationales à la même université où il agit comme directeur du GÉRRI, le Groupe d'études et de recherches en relations internationales. Il tient à remercier Hugo Loiseau, Martin Roy et Dominic Toupin pour la cueillette et la mise en forme des données.

Ce texte porte sur le projet d'intégration continentale dans les Amériques. L'auteur cherche d'abord à esquisser les contours de la situation actuelle d'une région caractérisée par une diversité remarquable à plusieurs points de vue ainsi que par une forte disparité entre les États qui la composent. C'est sur cette toile de fond que l'on cherche à construire le projet contemporain d'intégration continentale qui va bien au-delà de la simple mise en place d'une zone de libre-échange.

Il y a une trentaine d'années, le journaliste Marcel Niedergang, grand reporter au journal Le Monde et expert de la région, avait intitulé un de ses ouvrages Les 20 Amériques latines. Il désirait rappeler par là que l'Amérique latine, contrairement à la perception que l'on pouvait en avoir de l'extérieur, ne constituait pas un ensemble homogène mais plutôt un espace politique, social, économique et culturel fort diversifié.

Cette observation sur l'Amérique hispanophone des années 60 demeure vraie aujourd'hui. Elle devient même plus pertinente si on l'étend à l'ensemble des Amériques d'aujourd'hui en dépit du fait que les vagues récentes de démocratisation et de libéralisation économique au sud du Rio Bravo/Rio Grande puissent créer une illusion d'homogénéité. Le continent américain demeure toujours une terre de contrastes en regard de ses principales caractéristiques de base ou des indicateurs usuels de vie économique et sociale.

Examinons tout d'abord le profil linguistique où l'on retrouve quatre grands ensembles. L'espagnol est parlé par plus de 300 millions de personnes, du Mexique à l'Argentine, mais aussi dans plusieurs états du sud des États-Unis où certaines projections en font la langue de la majorité d'ici une cinquantaine d'années. Près de 300 millions de personnes parlent l'anglais, principalement aux États-Unis, au Canada et dans les Antilles du Commonwealth. Enfin, quelque 160 millions de Brésiliens utilisent le portugais, tandis que le français est parlé par environ 8 millions de personnes, surtout concentrées au Québec et en Haïti. À ce premier niveau de diversité linguistique s'en ajoute un deuxième qui vient de l'existence de nombreuses langues vernaculaires dont les principales sont le quechua, l'aymara et le maya de la péninsule du Yucatan. Plusieurs de ces langues demeurent très utilisées dans certaines régions et communautés de base.

En plus de cette diversité linguistique, le continent fait place à une grande variété de religions. Le catholicisme, pilier de la colonisation, et les religions protestantes dominent mais coexistent avec de nombreuses croyances et pratiques religieuses héritées des civilisations précolombiennes ou, encore, importées d'Afrique vers le Brésil et les Caraïbes.

Les pays du continent américain forment également une terre de contrastes en ce qui a trait à la taille, à l'âge et à la composition ethnique de la population. La troisième colonne du tableau révèle les écarts extrêmes de population pouvant exister entre des géants comme les États-Unis, le Brésil et le Mexique d'une part, et certains pays des Caraïbes d'autre part. La quatrième colonne illustre par ailleurs la fracture qui existe à l'égard du vieillissement des populations dans des pays comme le Canada et les États-Unis, mais aussi l'Argentine et l'Uruguay, où la population est relativement âgée, alors que dans le reste du continent, les moins de 30 ans constituent généralement les deux tiers de la population. Enfin, les pays des Amériques offrent également un visage diversifié pour ce qui est de la composition ethnique des populations. On y retrouve des pays où la population est relativement homogène, comme l'Argentine, le Chili et le Canada, face à des pays au profil très varié comme le Brésil, les pays andins et, de plus en plus, les États-Unis. Dans le passé, cette situation n'a pas été sans influencer les rapports entre les peuples et les pays, particulièrement en Amérique du Sud.

De forts contrastes

À cette diversité linguistique, religieuse et démographique s'ajoutent de forts contrastes sur le plan de la géographie et de l'occupation du territoire. La première colonne du tableau souligne les écarts extrêmes qui existent entre les pays du continent quant à la taille de leur territoire. À côté des immenses étendues du Canada, des États-Unis et du Brésil, on retrouve de minuscules territoires, en particulier dans les Caraïbes. Sans compter cette autre différence importante entre l'Amérique du Nord et l'Amérique du Sud où se juxtaposent les plaines venteuses de la Patagonie, l'immense forêt amazonienne et les plateaux escarpés de la Cordillère des Andes qui coupent le sous-continent en deux. Ces obstacles géographiques considérables, combinés au poids de l'héritage colonial, font que l'Amérique du Sud, à la différence de ce qui existe au Nord, ne possède toujours pas une infrastructure de nature à faciliter le contact des populations, le transport des marchandises et l'occupation du territoire. Qu'il suffise de rappeler à cet égard qu'il demeure toujours plus facile d'expédier des marchandises de Lima, la capitale du Pérou, à Iquitos au nord-est du pays par voie maritime (par l'océan Pacifique, le Canal de Panama et le réseau fluvial partant du Venezuela) que par voie terrestre. Par ailleurs, il y a une dizaine d'années encore, un train de passagers pouvait facilement mettre quarante heures à se rendre de La Paz, la capitale de la Bolivie, à Antofagasta au nord du Chili. À l'intérieur même de l'Amérique du Sud, on constate en outre des différences importantes dans le développement des infrastructures entre des pays comme l'Argentine et le Chili, d'un côté et, de l'autre, la Bolivie, le Pérou ou l'Équateur.

L'impression d'homogénéité apparaît davantage en ce qui concerne la vie politique et économique. Les nombreux changements vers la démocratie qui, depuis le début des années 80, ont transformé le paysage politique et la réorientation des stratégies économiques un peu partout en Amérique latine et dans les Caraïbes peuvent le laisser croire. Mais, comme le rappelait récemment un spécialiste de la région, Howard Wiarda, il faut demeurer prudent à cet égard, car si sur le plan formel il paraît y avoir une plus grande convergence de valeurs entre le Nord et le Sud du continent, il n'en reste pas moins qu'il existe un écart parfois considérable dans les pratiques quotidiennes tant en ce qui concerne le fonctionnement des systèmes politiques qu'en ce qui a trait aux comportements économiques. Des normes acceptées en Amérique du Nord telles la séparation des pouvoirs, l'indépendance de la presse, la transparence et l'intervention limitée de l'État dans l'économie, pour n'en mentionner que quelques-unes, demeurent des idéaux à atteindre dans plusieurs pays de la région, sans oublier certaines différences significatives en regard du respect des droits de la personne et du traitement des minorités, indigènes en particulier, où la situation varie énormément d'une sous-région à l'autre.

Enfin, il convient de rappeler la diversité qui existe aussi dans ce qu'on peut appeler le secteur socioculturel. Les trois dernières colonnes du tableau mesurent la performance des systèmes d'éducation et de santé. Mais, toutes les statistiques du monde ne nous permettent pas d'exprimer adéquatement le fossé gigantesque pouvant exister entre les zones de surabondance de certaines enclaves, au Nord comme au Sud, et les endroits de pénurie totale. Ce n'est que sur place que l'on peut parvenir à comprendre que la pauvreté et le dénuement n'ont pas la même signification, selon que l'on vit dans une région industrialisée ou dans une région qui ne l'est pas.

En conséquence, lorsque l'on tente de combiner ces divers éléments pour construire des indices de puissance, comme nous l'avons fait pour les principaux pays des Amériques, on arrive à une carte du genre de celle que l'on retrouve ici. Un indice agrégé ou une mesure globale de puissance est généralement construit à partir de données sur la superficie d'un pays, la taille de sa population, son produit intérieur brut (PIB), le PIB par habitant, les exportations et les dépenses militaires. On accorde la valeur maximale au pays possédant l'indice agrégé le plus élevé et on classe les autres pays par rapport à celle-ci.

Cet exercice nous révèle, évidemment, que les États-Unis constituent la puissance incontestable des Amériques. Viennent loin derrière, le Canada et le Brésil, suivis du Mexique, de l'Argentine et du Venezuela. Le rapport entre les États-Unis et les autres pays restants est de dix à un. À l'exception de Cuba, dont les données ne sont pas toutes disponibles, les onze pays qui n'apparaissent pas sur la carte se retrouveraient tous au bas de la hiérarchie de puissance. Cette carte permet de mesurer, d'un coup d'œil, la grande disparité entre les pays des Amériques, disparité qui, pour l'essentiel, est demeurée la même depuis les années 60 sauf pour la progression dans l'échelle du Brésil et du Mexique accompagnée d'un recul pour l'Uruguay et certains pays d'Amérique centrale.

Le défi de l'intégration

Compte tenu de la grande diversité de l'ensemble des Amériques et de la disparité énorme entre les pays, comment espérer relever le défi de l'intégration à la grandeur du continent ?

En fait, l'intégration des Amériques n'est pas une idée nouvelle. C'est un rêve qui existe depuis la naissance des républiques américaines sous deux formes bien précises. La première version du rêve intégrationniste américain est née de la pensée de Simón Bolívar, le libérateur de l'Amérique latine. Dès les premières années de la lutte pour les indépendances politiques, Bolívar avait proposé l'idée d'unifier l'Amérique latine comme moyen de faire face aux tentatives de reconquête et d'éviter les conflits frontaliers qu'il anticipait après la chute des régimes espagnol et portugais. À plus long terme, selon lui, l'unité devait aussi donner à l'Amérique latine un poids plus grand dans le concert des nations et dans les relations avec les États-Unis.

La première vague de ce que Hélène Graillot a appelé la « longue marche » de l'Amérique latine vers l'intégration, a été essentiellement de nature politique. Les événements marquants en ont été la création de la république de Grande Colombie (1819-1830) et de celle des Provinces Unies d'Amérique centrale (1830-1838), ainsi que la tenue du Congrès de Panama et des Conférences de Lima. Toutes ces tentatives ont échoué parce que, d'une part, elles s'appuyaient sur le mythe de l'unité qui aurait existé à l'époque de la colonisation et parce que, d'autre part, aucune condition objective ne favorisait, au XIXe siècle, le développement de telles expériences.

La deuxième vague de l'intégration latino-américaine des années 60 et 70 était, quant à elle, de nature essentiellement économique. On peut dire que tous les processus associés à cette deuxième vague avaient échoué à la fin des années 70 sous l'effet combiné de multiples facteurs externes, dont la crise du pétrole de 1973 et le protectionnisme des pays industrialisés, ainsi que de facteurs propres à la région dont ceux qui étaient associés au sous-développement et à l'industrialisation, mais également au protectionnisme, aux écarts dans les niveaux de développement et aux différences dans les stratégies politiques et économiques.

En alternative au projet d'unité latino-américaine se posait un projet d'intégration « continental » associé à la pensée de Thomas Jefferson, Henry Clay et James G. Blaine. Sur le plan politique, ce projet prévoyait la mise en place d'un système régional dont la forme serait à déterminer, mais dont l'axe évident serait les États-Unis. Au plan économique, l'élément central du projet était déjà la mise en place d'une zone de libre-échange.

Les deux principales tentatives de mise en place de ce projet ont été la Conférence de Washington de 1889 qui a lancé le panaméricanisme et la Conférence de Bogota de 1948 où furent adoptés les principaux mécanismes du système interaméricain, dont l'Organisation des États américains (OÉA). Du point de vue de Washington, le panaméricanisme et le système interaméricain ont donné certains résultats puisqu'ils ont permis d'exclure les anciennes métropoles européennes de la gestion des affaires continentales et surtout d'éviter la formation d'un bloc latino-américain susceptible de négocier d'égal à égal avec les États-Unis dans le contexte des relations interaméricaines. Mais, les objectifs plus immédiats des États-Unis, en particulier dans les domaines militaire et économique dont la zone de libre-échange, n'ont pas été couronnés de succès. La cause principale de l'échec en fut l'attitude même et le comportement du gouvernement américain, dont les interventions répétées, entrecoupées de périodes de désintérêt, ont suscité chez ses voisins un fort sentiment de méfiance et de crainte.

Par conséquent, chaque trajectoire vers l'intégration dans les Amériques avait abouti à un cul-de-sac à l'orée des années 80. L'OÉA et l'ensemble du système interaméricain semblaient avoir perdu toute pertinence tandis que la Communauté andine, le CARICOM, le Marché commun de l'Amérique centrale et l'Association latino-américaine de libre-échange étaient tous ou bien en crise ou bien moribonds. Comment alors expliquer le retour en force de la volonté d'intégration et la résurgence du régionalisme continental à la fin des années 80 ?

Le projet actuel

Les raisons qui ont donné lieu au projet actuel sont nombreuses et il est probable que chaque acteur a été mû par une combinaison particulière de facteurs mais, pour l'essentiel, on peut dire que le gouvernement américain, architecte principal du projet actuel, a d'abord et avant tout réagi au mouvement en faveur de la démocratisation et de la libéralisation économique en cours un peu partout en Amérique latine et dans les Caraïbes. Il y a vu une occasion historique de relancer l'intégration continentale qu'il a utilisée de façon immédiate comme menace à peine voilée dans les négociations commerciales multilatérales de l'Uruguay Round et dont il espère tirer profit pour mieux établir son influence globale dans le système international d'après la guerre froide.

Certains autres gouvernements, comme ceux du Canada et du Mexique, ont été amenés à opérer un changement radical de politique étrangère principalement à cause de leur crainte face à l'avènement de blocs commerciaux dont ils craignaient être exclus et devant la menace d'un retour du protectionnisme aux États-Unis. Ailleurs en Amérique latine et dans les Caraïbes, la crise de l'endettement externe avait déjà causé un choc économique et psychologique profond parmi les élites de la région à l'origine du mouvement vers la démocratisation et la libéralisation économique. Mais avec la fin de la guerre froide, c'est essentiellement la crainte d'une marginalisation face au nouveau système international, comme cela se produit dans le cas de l'Afrique, qui a amené ces gouvernements à réagir favorablement à l'initiative de Washington.

Dans la foulée de l'Accord de libre-échange Canada-États-Unis, de l'initiative pour l'entreprise des Amériques du président Bush et de l'ALÉNA, le projet d'intégration adopté à Miami en décembre 1994 doit par conséquent être considéré comme une initiative des États-Unis destinée à relancer l'intégration continentale. Si l'entreprise réussit, c'est le rêve de Jefferson, Clay et Blaine qui aura prévalu sur celui de Bolívar.

Le projet actuel d'intégration continentale est fondamentalement un projet politique dont l'architecture est multidimensionnelle. La colonne vertébrale du projet est sans contredit la mise en place d'une zone de libre-échange des Amériques activée et se mouvant à l'intérieur d'un modèle d'économie de marché. Mais on a aussi affaire à un projet de gestion intergouvernementale, plutôt que supranationale, des problèmes communs aux différents pays de la région et dont la structure politique principale sera l'OÉA. À plus long terme, ce projet suppose également un certain degré de coordination des politiques dans le domaine de la défense et une harmonisation des politiques sociales en matière de législation du travail, d'éducation, de santé et de gestion de l'environnement. Il ne s'agit donc pas d'une entreprise sans conséquences pour les populations en cause et tout porte à croire que le résultat final de la dynamique enclenchée il y a une dizaine d'années sera assez différent du projet entériné à Miami en 1994.

Aucun processus d'intégration ou projet de création d'un espace politique régional n'est de prime abord bon ou mauvais. Tout dépend des objectifs recherchés et de la manière dont on le construit. Et, comme le montre jusqu'à un certain point l'exemple européen, le jeu en vaut la chandelle si l'entreprise permet de réduire les antagonismes, de favoriser la confiance mutuelle, de mieux gérer des problèmes dont les solutions échappent aux gouvernements nationaux et surtout d'améliorer le sort des populations. Il faut souhaiter que l'intégration dans les Amériques serve à l'atteinte de ces finalités.


Lectures suggérées

Bernal-Meza, Raúl, América Latina en la economía política mundial, Buenos Aires, Grupo Editor Latinoamericano, 1994.

Gudiño, Patricio, « Le processus d'intégration économique dans le continent américain : la logique de regroupement nord-sud », Revue d'intégration européenne, vol. 18, no. 2-3, hiver- printemps 1995, pp. 235-278.

Mace, Gordon et Jean-Philippe Thérien (dir.), Foreign Policy and Regionalism in the Americas, Boulder, CO, Lynne Rienner Publishers, 1996.

Nishijima, Shoji et Peter H. Smith (dir.), Cooperation or Rivalry? Regional Integration in the Americas and the Pacific Rim, Boulder, CO, Westview Press, 1996.

Rosenberg, R. et S. Stein (dir.), Advancing the Miami Process: Civil Society and the Summit of the Americas, Boulder, CO, Lynne Rienner Publishers, 1995.